Il est l’homme qui va changer la face de l’enquête sur les attentats du 13 Novembre. «Salah Abdeslam, c’est une pierre précieuse pour tout le monde : il a une montagne d’informations, dit son avocat, Sven Mary. Il collabore, et ça va au-delà : il n’a pas exercé son droit au silence, il n’a rien dissimulé, il a mentionné des éléments dont les enquêteurs n’avaient pas connaissance.» La coopération du jeune Français, arrêté vendredi à Molenbeek-Saint-Jean au terme de quatre mois de cavale, devrait donc faire progresser les investigations à pas de géant. Retour sur cinq zones d’ombre que Salah Abdeslam pourrait bientôt éclairer.

Qui est le commanditaire ?

C’est une question essentielle. Pour la justice, dans l’optique d’un futur procès, mais aussi pour comprendre la chaîne de commandement de l’Etat islamique (EI).

Les attentats du 13 Novembre représentent, à ce jour, l’opération la plus sophistiquée jamais orchestrée à l’étranger par l’organisation jihadiste. Et Salah Abdeslam en a été un maillon clé. Il a eu «un rôle central dans la constitution des commandos et dans la préparation logistique», a indiqué le procureur de Paris, François Molins, samedi. En attestent les cinq voyages effectués en 2015 - en Grèce, en Hongrie, en Autriche, aux Pays-Bas - dans des voitures de location, au cours desquels Abdeslam a«participé à l’arrivée d’un certain nombre de terroristes en Europe»,dixit Molins. Il a aussi loué la Clio et la Polo utilisées pour les attaques, acheté 12 «déclencheurs à distance», 15 litres d’eau oxygénée (un des composants du TATP), et réservé l’hôtel d’Alfortville qui a servi la veille des attaques. Le choix d’Abdeslam pour effectuer ces achats et ces locations «conspiratives» peut aussi s’expliquer par le fait qu’il soit le seul, a priori, à ne pas s’être rendu en Syrie, les autres jihadistes risquant d’attirer l’attention des agences européennes de renseignement. Reste à savoir s’il recevait directement ses instructions depuis le califat, ou s’il passait par un intermédiaire. Et si oui, lequel ?

L’autre élément qui pourrait conduire Salah Abdeslam à livrer des informations sur les vrais commanditaires au sein de l’EI, c’est sa proximité avec Abdelhamid Abaaoud, un de ses amis d’enfance. Parti pour la Syrie en 2013, «Abou Omar» - son nom de combattant - était chargé de recruter les candidats à un attentat sur le sol européen et de préparer leur retour dans leur pays d’origine. Il apparaît ainsi comme un cadre des «services de sécurité» de l’EI, que les jihadistes nomment «l’Emni». Cette branche de l’organisation, «chargée de commettre des actions violentes en Europe», serait «dirigée par un émir irakien»considéré comme le «numéro 3 ou 4» de l’EI, selon un jihadiste auditionné par la DGSI. Au vu du fonctionnement très pyramidal du califat, il semble donc acquis que les attentats de Paris ont été commandités à ce niveau. Abaaoud s’en est-il ouvert à Salah Abdeslam ?

Un réseau de quelle ampleur ?

Combien de terroristes potentiels, liés à l’EI, sont-ils susceptibles de passer à l’acte en Europe ? Devant sa cousine Hasna Aït Boulahcen et une de ses amies, le 15 novembre, Abaaoud aurait évoqué«90 [terroristes] rentrés de Syrie qui sont un peu partout en Ile-de-France». Vantardise ou réelle menace ? Abdeslam pourrait aider à dessiner - au moins en partie - la carte du réseau de l’EI sur le continent. D’autant qu’il a été en contact avec plusieurs jihadistes aujourd’hui en fuite.

Parmi eux, Mohamed Abrini, originaire de Molenbeek lui aussi, connu comme un islamiste radicalisé qui aurait séjourné en Syrie. Egalement logisticien des attentats, il a fait partie du convoi parti de Bruxelles, le 12 novembre, pour la région parisienne. Le matin des attaques, à 5 h 30, il repart seul en train vers la capitale belge. «Dans la soirée, Mohamed Abrini a rejoint Ahmed Dahmani [un autre complice, ndlr] dans un café de Molenbeek», confie une source proche de l’enquête. Trois jours plus tard, Dahmani est arrêté à Antalya par les autorités turques. Abrini, lui, s’est volatilisé.

Les enquêteurs vont également questionner Abdeslam sur un autre personnage mystère, connu sous la fausse identité de «Soufiane Kayal». Il a voyagé avec Salah Abdeslam - ils ont été contrôlés ensemble à la frontière austro-hongroise en septembre - et a eu un rôle logistique dans la préparation des attentats. Les polices européennes sont actuellement à sa recherche.

Les cellules jihadistes de l’EI en Europe pourraient cependant être bien plus larges que ces quelques noms sortis dans la presse. «Nous avons trouvé plus de 30 personnes impliquées dans les attaques de Paris, mais nous sommes convaincus qu’il y en a d’autres, a déclaré dimanche le ministre belge des Affaires étrangères, Didier Reynders. Nous avons trouvé beaucoup d’armes lourdes [et] un nouveau réseau autour de Salah Abdeslam à Bruxelles.» Ce dernier était «prêt à refaire quelque chose», selon le ministre.

 

Quel était le rôle d’Abdeslam le soir du 13 Novembre ?

Lors de sa première entrevue avec la juge belge, l’ex-fugitif a expliqué qu’il devait se faire exploser avec les trois autres kamikazes du Stade de France - les deux Irakiens et Bilal Hadfi. Mais il a également concédé à la magistrate «avoir fait machine arrière». Est-ce pour se donner le beau rôle, celui du repenti n’ayant pu assumer ses crimes ? Est-ce par peur de la mort ? Dit-il la vérité ? Rien n’est moins sûr pour François Molins qui a invité, samedi, l’ensemble des médias à la plus grande prudence : «Ces propos laissent en suspens toute une série d’interrogations.» La première concerne le communiqué de revendication de l’EI publié dès le 14 novembre. Il mentionne qu’un attentat devait être perpétré dans le XVIIIe arrondissement. Or, après avoir convoyé les kamikazes au Stade de France, c’est place Albert-Kahn, au cœur de ce même arrondissement, que Salah Abdeslam est revenu garer la Clio à 22 heures. Est-ce là, une fois seul, qu’il a renoncé à son destin de kamikaze ? Les enquêteurs n’ont pu trancher. De même, nul ne sait comment il est passé de la rue Doudeauville, où il a acheté une carte SIM et un téléphone, à Châtillon (sud de Paris), d’où il a été exfiltré à 5 h 30 par ses amis Mohamed Amri et Hamza Attou. Quelques heures plus tard, dans un café de Laeken (nord de Bruxelles), il fera cette curieuse confidence à Ali Oulkadi, un ami de son frère, Brahim : «J’ai mis mon nom dans tout, mais je ne devais pas être là au moment des faits.»

La ceinture d’explosif de Montrouge était-elle la sienne ?

Sauf découverte énorme, c’est bien Salah Abdeslam qui a abandonné la ceinture explosive retrouvée par les encombrants à Montrouge, jouxtant Châtillon. Bizarrement, les analyses réalisées par la police scientifique n’ont pas permis de retrouver des traces ADN d’Abdeslam sur celle-ci. Seuls deux ADN - ceux de Bilal Hadfi et d’un inconnu - ont pu être détectés. «Toutefois, tempère une source proche du dossier, cela ne veut pas dire que cette ceinture n’était pas destinée à Salah.» Il semble étonnant en effet qu’Abdeslam ait pu être le seul des 10 terroristes du commando à ne pas devoir mourir en martyr. Une des pistes explorées est celle d’un attentat kamikaze au Sacré-Cœur. Le monument avait déjà été défini comme une cible par les commanditaires de Sid Ahmed Ghlam, l’étudiant algérien interpellé en avril à Villejuif. Parmi ces commanditaires figure Fabien Clain, un vétéran du jihad, proche de Mohamed Merah et actuellement en Syrie. Or, la voix de Clain a été identifiée quelques jours après les attentats de Paris et Saint-Denis dans un enregistrement de revendication diffusé au nom de l’EI. Clain a-t-il inspiré l’opération du 13 Novembre ? Là encore, Salah Abdeslam détient probablement une partie des réponses.

Où s’est-il caché ?

Le dernier témoin à avoir vu Salah Abdeslam avant sa disparition pendant quatre mois est Ali Oulkadi, qui le déposera dans la commune voisine de Schaerbeek, rue Royale-Sainte-Marie. «Avant de descendre de la voiture, il m’a serré dans ses bras et m’a dit qu’on n’allait plus jamais se revoir, expliquera Oulkadi aux policiers. Il m’a dit qu’il allait changer de tête.»

Abdeslam, pourtant, n’ira pas très loin. Il se réfugiera au 86, rue Henri-Bergé, à 300 mètres de là. Un appartement loué le 1er septembre, pour un an, par Mohamed Bakkali. Cette planque sera découverte le 9 décembre par la police, qui y découvre des empreintes de Salah Abdeslam et de Bilal Hadfi, et du «matériel destiné à la préparation d’explosifs», selon le parquet fédéral. D’après le journal belge Dernière Heure, Salah Abdeslam aurait séjourné trois semaines rue Henri-Bergé, jusqu’au 4 décembre. Il aurait fui devant le débarquement de policiers dans le quartier, venus pour deux perquisitions à des adresses voisines.

On ne retrouve sa trace que le 15 mars, à Forest, au sud de Bruxelles, lors de la perquisition menée dans l’appartement de la rue Dries, loué par un certain Khalid El Bakraoui. L’arrivée des policiers et les échanges de tirs qui s’ensuivront provoqueront la fuite d’Abdeslam et d’un complice, et la mort de Mohamed Belkaïd, l’un des coordinateurs à distance des attentats. Si les policiers ne s’attendaient pas à ce que la planque soit occupée, c’est parce qu’elle était considérée comme «froide». En effet, les compteurs d’eau et d’électricité avaient été coupés, «depuis un mois et demi», selon la Libre Belgique. Trois jours plus tard, c’est au domicile de Sihane Aberkan, 76, rue des Quatre-Vents, à Molenbeek, qu’Abdeslam sera arrêté. Depuis combien de temps était-il reclus dans l’appartement de Forest ? A-t-il été hébergé dans un autre lieu entre la planque de Schaerbeek, quittée début décembre, et Forest ? Et si oui, avec quelle autre complicité éventuelle ? Encore un point que le jeune terroriste devra éclaircir.